You receive a letter
scroll down
À toi qui jamais ne m'aura connue.
Mon enfant est mort hier.
tu ne connaîtras mon secret que lorsque je serai morte.
Je veux te dévoiler toute ma vie, cette vie qui n'a vraiment commencé que le jour où je t'ai connu.
Vienne, 1922
Quand tu es arrivé, j'avais treize ans
J'habitais dans cet immeuble que tu habites encore aujourd’hui.
Il me suffit d'une seconde, et déjà j'avais cerné avec précision ce qui te singularise au point que cela reste pour moi.
Mais je me rappelle encore très exactement, mon aimé, le jour et l'heure où j'ai irrémédiablement succombé à toi.
Je croisais ta trajectoire, au point que nous nous bousculâmes presque.
Dès cet instant je t'ai aimé.
Disons que tu étais tout pour moi, toute ma vie.
De ma treizième à ma seizième année, j'ai vécu en toi chaque heure.
Il m'arrivait d'embrasser la poignée de porte, que ta main avait touchée; j'ai ramassé un mégot de cigarette, que tu avais jeté avant d'entrer dans l'immeuble, et il m'était sacré parce que tes lèvres l'avaient effleuré.
Car jamais mon amour pour toi n'a été plus pur et plus passionné que dans ces excès infantiles. Des heures durant, des jours durant, je pourrais te raconter comment j'ai vécu avec toi, avec toi qui connaissais à peine mon visage.
Mais je t'attendais, je t'attendais, je t'attendais comme mon destin.
Tu rentrais chez toi avec une femme.
Vienne, 1926
Je ne sais pas comment j'ai fait pour survivre à cette nuit. Le lendemain matin à huit heures, on me traîna à Innsbruck ; je n'avais plus assez de force pour résister.
pendant ces deux années passées à Innsbruck, où à chaque heure je pensais à toi et ne faisais rien d'autre qu'imaginer comment seraient nos retrouvailles à Vienne
Je ne pensais qu'a rentrer à Vienne, revenir chez toi.
Vienne, 1928
C'est ainsi que chaque soir je regagnais mon poste devant ton immeuble.
Te voir rien qu'une fois, rien qu'une fois te croiser, c'était mon unique désir, avoir une dernière fois le droit de caresser de loin ton visage du regard.
Les yeux rivés sur tes fenêtres, quand tu traversas la rue en ma direction.
Et enfin, un soir, tu me remarquas.
Ton regard distrait m'effleura d'instinct.
Tu ne me reconnaissais pas.
Et quand deux jours plus tard, à l'occasion d'une nouvelle rencontre, ton regard m'enveloppa avec une certaine familiarité, tu ne reconnaissais toujours pas en moi celle qui t'avait aimé et que tu avais façonnée.
Je sentis que pour la première fois j'existais pour toi.
Puis tu m'as proposé d'aller dîner tous les deux.
Nous avons dîné ensemble dans un petit restaurant – te rappelles-tu où il se trouvait
Il se faisait tard, nous partîmes.
Désir accumulé au long de mille interminables jours, qui se manifestait.
Je commençais à t'intéresser.
Nous sommes montés chez toi
Ce couloir, cet escalier représentaient pour moi.
Le Tapis devant ta porte, où je me suis agenouillée un jour, le bruit de la clé dans la serrure, qui me faisait toujours quitter en sursaut mon poste d'écoute.
J'entrais avec toi – moi, avec toi ! – dans ta maison, notre maison.
J'ai passé la nuit chez toi.
Je t'ai donné ma virginité.
Le lendemain matin, je me suis sauvée de très bonne heure.
Tu m'embrassas sur la bouche.
Ne veux-tu pas emporter quelques fleurs ? Tu pris quatre roses blanches dans le vase en cristal bleu qui était sur le bureau.
Nous avions fixé la veille un autre rendez-vous.
J'y vins, et de nouveau ce fut merveilleux. Tu m'offris encore une troisième nuit.
De nouveau, tu me donnas quelques roses en guise d'adieu – en guise d'adieu.
Vienne, 1939
Je ne t'accuse pas, mon aimé, non, je ne t'accuse pas. Pardonne-moi si parfois une goutte d'amertume coule de ma plume.
mon enfant est mort hier. C'était ton enfant aussi. C'était ton enfant aussi, aimé, l'enfant d'une de ces trois nuits.
Pendant onze ans, j'ai gardé cela pour moi, et bientôt je serai muette pour l'éternité.
Pour ton anniversaire, je t'envoyais toujours un bouquet de rose blanches exactement pareilles à celles que tu m'avais offertes jadis après notre première nuit d'amour.
Au plus profond de moi, au plus inconscient de mon être, vivait toujours encore ce vieux rêve d'enfant qu'un jour peut-être tu me rappellerais auprès de toi, ne serait-ce que pour une heure.
Et cette heure, elle est vraiment venue.
Je t'avais déjà recroisé souvent auparavant, dans les théâtres, dans les concerts, au Prater, dans la rue.
Même là, tu ne m'as pas reconnue.
Mais l'heure vint, elle vint encore une fois, une dernière fois dans ma vie.
C'était il y a un an presque jour pour jour, le lendemain de ton anniversaire.
J'avais pensé à toi, j'avais acheté les roses blanches.
J'ai proposé à ce compagnon de continuer la soirée au Tabarin.
Mais soudain – ce fut comme si quelque chose de froid ou de brûlant s'abattait d'un coup sur mon cœur.
Assis à la table voisine, avec quelques amis, tu me lançais un regard plein d'admiration et de désir.
Pour la première fois depuis dix ans, tu me regardais de nouveau de toute la force inconsciente et passionnée de ton être.
Je ne savais pas si tu m'avais enfin, enfin reconnue.
Et je t'ai suivi.
J'ai tout de suite vu que tu ne me reconnaissais pas, que tu ne reconnaissais pas l'enfant d'autrefois, ni la jeune fille ; une fois de plus tu t'emparais de moi comme d'une nouvelle, d'une inconnue.
voiture nous attendait devant l'entrée, elle nous conduisit chez toi. J'entendais à nouveau ta voix, je sentais ta tendre présence.
Dans chambre, il n'y avait pas grand chose de changé, quelques tableaux en plus, et plus de livres, ça et là un nouveau meuble>.
Sur ton bureau se trouvait le vase avec les roses – avec mes roses.
J'étais contente de voir que tu prenais soin des fleurs : il y avait donc au moins un soupçon de mon être, un souffle de mon amour autour de toi.
Tu m'as prise dans tes bras. À nouveau j'ai partagé avec toi une nuit entière de plaisir.
Etait-ce moi l'enfant avide d'autrefois, était-ce moi la mère de ton enfant, était-ce moi l'étrangère ?
Mais vint le matin, nous nous sommes levés tard, tu m'as invitée à prendre le petit déjeuner avec toi.
Nous avons bu ensemble le thé qu'une petite main avait disposé discrètement dans la salle à manger, et nous avons bavardé.
Tu m'as expliqué que tu allais bientôt voyager très loin.
Puis j'ai dit : « L'homme que j'aimais avait lui aussi l'habitude de partir en voyage. »
Tu m'as prise par les épaules : « Ce qui est bon ne peut s'oublier, toi je ne t'oublierai pas. »
Tu venais de m'embrasser, de m'embrasser passionnément une dernière fois.
J'ai vu que tu glissais discrètement quelques gros billets de banque dans mon manchon.
Moi qui t'aimais depuis mon enfance, la mère de ton enfant, moi, tu me payais pour cette nuit !
Ce n'était pas assez de m'avoir oubliée, il fallait encore que tu m'aies humiliée.
Je t’ai demandé de me donner une de tes roses blanches.